Un hommage à Jean-François Kahn, grand homme de presse, à travers ses qualités de pédagogue, sa confiance en la jeunesse, son goût des autres, sa force de travail et surtout son inimitable sens de la formule.
« Ça, ce n’est pas un papier. C’est bien, mais ce n’est pas un papier. » Nous sommes en 2003, j’ai 22 ans, je suis stagiaire à « Marianne » et je viens d’écrire mon tout premier article. La main tremblante, je le dépose – en version imprimée, police 14, interligne 1,5, comme le veut la règle alors en vigueur – sur le bureau de Jean-François Kahn , le directeur de la rédaction. Il se penche sur la feuille en marmonnant et je ne distingue d’abord que son crâne, déjà lisse.
Quand il relève la tête, ses yeux malicieux se plantent dans les miens. De sa voix nasillarde et haut perchée, il propose de m’apprendre comment on transforme un texte en ce qu’il appelle « un article de presse à vocation informative ». Je n’ai jamais oublié les conseils qu’il a offerts ce jour-là, pendant plus deux heures, à l’apprentie journaliste que j’étais. Je ne sais pas si c’est parce que je les ai suivis qu’il m’a embauché par la suite, en tant que journaliste « couteau suisse » comme il désignait les jeunes reporters envoyés chaque semaine à travers la France. Mais ce dont je suis certaine, c’est que pendant les dix années que j’ai passées à « Marianne », je n’ai cessé d’être admirative de ses qualités de pédagogue, de sa confiance en la jeunesse, de son goût des autres, de sa force de travail herculéenne – mais surtout de son inimitable sens de la formule. Alors que ce grand homme de presse vient de s’éteindre à l’âge de 86 ans, j’aimerais rendre hommage à ses plus belles punchlines. « Je suis un centriste révolutionnaire » « On trouve de meilleurs titres quand on a bu un coup ! », lançait-il, par exemple, le mercredi soir. Le rituel du « bouclage festif », où tout le journal partageait un repas et (quelques) bouteilles de Roque Dansante – un vin rouge aux qualités, disons, discutables –, se terminait toujours de la même façon : « JF » débarquant à la maquette, crayon à la main, pour réécrire tous les titres des papiers du magazine, juste avant qu’il ne parte à l’imprimerie. « Je suis un centriste révolutionnaire », répétait-il en conférence de rédaction. « Extrémiste du centre » autoproclamé, Kahn était profondément convaincu que les grandes évolutions sociétales ne prennent vraiment racine que lorsqu’elles touchent les classes moyennes. Et ce, bien avant la création du MoDem de François Bayrou, mouvement qu’il a soutenu en 2007 – jusqu’à arborer plusieurs semaines durant le même pull à capuche aux couleurs de la « révolution orange ». « On va le publier comme ça et ce sera votre punition ! », était-il capable de balancer à la tête d’un journaliste dont il trouvait le papier perfectible. Son exigence inflexible l’a parfois conduit à pousser de belles gueulantes. Aucun rédacteur n’y a échappé. Et quand il sortait quasiment en courant de son bureau, un paquet de feuilles maculées de ses illisibles pattes de mouche, même les anciens ne faisaient pas les fiers. Taquiner les « bobos » « L’église est une secte qui a réussi », rabâchait-il à la moindre occasion. Je n’ai jamais su si la phrase était vraiment de lui, mais, au fond, qu’importe, elle lui allait si bien. Athée par conviction et viscéralement attaché à la laïcité et aux valeurs de la République, le chef d’entreprise qu’il était avait beaucoup de mal à comprendre que les journalistes ne viennent pas travailler les jours rendus fériés par le calendrier chrétien. Mais il invitait à déjeuner toute la rédaction – Chez Jenny ou à l’Auberge Pyrénées Cévennes – tous les 21 janvier, pour célébrer la mort de Louis XVI. Et personne ne retournait bosser après. « Les bobos ont l’estomac à droite, le foie à gauche, le zizi à l’extrême gauche, le cœur au centre et la tête ailleurs », a-t-il écrit dans « Dictionnaire incorrect », paru pour la première fois chez Plon en 2005 et republié en version augmentée depuis. Qu’est-ce qu’il a aimé les taquiner, les bobos ! Sa plume n’était jamais aussi aiguisée que pour tacler ces citadins perclus de contradiction, qu’il observait de près, puisque son propre journal en était truffé… « On ne fait pas les morts », rappelait-il à chaque décès d’une personnalité publique. Ainsi, « Marianne » n’a pendant très longtemps pas publié de nécrologie. Aux yeux de son fondateur, l’exercice n’avait aucun intérêt pour le lecteur : le fameux respect des morts obligeant à n’écrire que des papiers euphémisant, voire passant sous silence les aspects les moins reluisants d’une vie. Je n’ose imaginer combien celui-ci l’aurait fait ronchonner.
Jean-François Kahn Marianne Journalisme Punchlines Humor Dictionnaire Incorrect Bobos Laïcité
France Dernières Nouvelles, France Actualités
Similar News:Vous pouvez également lire des articles d'actualité similaires à celui-ci que nous avons collectés auprès d'autres sources d'information.
'Mémoires d'outre-vies' : Jean-François Kahn, grand reporter de sa propre mémoireJournaliste mué en mémorialiste, Jean-François Kahn revient dans le premier tome de ses 'Mémoires d'outre-vies' sur ses quatre-vingt-trois premières années d'existence et livre au passage une extraordinaire leçon de journalisme. Notre chroniqueur Guy Konopnicki revient sur ses 650 pages passionnantes et rondement menées.
Lire la suite »
L'Héritage de Jean-François Kahn: Un Homme de Presse et d'AventureCet article est un hommage à Jean-François Kahn, un journaliste français renommé pour son audace, son esprit libre et son impact sur la presse. L'auteur, un ami proche de Kahn, raconte son arrivée aux « Nouvelles littéraires » et la transformation qu'il opéra sur le journal, le poussant vers un modèle plus engagé et politique. L'article évoque aussi la création de « L’Evénement du Jeudi », un projet ambitieux qui témoigne de la vision innovante de Kahn.
Lire la suite »
Mort de Jean-François Kahn, journaliste fondateur de « L’Événement du jeudi » et « Marianne »Jean-François Kahn, journaliste et essayiste, fondateur de L’Événement du Jeudi et de Marianne, est décédé à l’âge de 86 ans.
Lire la suite »
Jean-François Kahn, journaliste et fondateur de 'Marianne', est mort à l'âge de 86 ansLe patron de presse avait aussi lancé 'L'Evénement du jeudi', titre disparu en 2001.
Lire la suite »
Le journaliste et cofondateur de 'Marianne', Jean-François Kahn, est mort à 86 ansLe journaliste et essayiste Jean-François Kahn est mort ce jeudi 23 janvier à 86 ans. Il est à l'origine du magazine 'L'événement du jeudi', avant de cofonder l'hebdomadaire 'Marianne'. Il était aussi connu pour ses prises de position politiques et des promos polémiques sur l'affaire DSK.
Lire la suite »
Mort de Jean-François Kahn, cofondateur de l’hebdomadaire « Marianne »Le journaliste et essayiste Jean-François Kahn est mort jeudi 23 janvier 2025 au matin, à 86 ans, a annoncé l’hebdomadaire Marianne. Engagé au centre, il avait créé les magazines L’Événement du jeudi en 1984, puis Marianne, en 1997.
Lire la suite »